O comme Ouverture de compte

Vous vous souvenez parfaitement de ce jour. Vous étiez en intercontrat dans l’espèce de pièce, mi-local technique placard, mi-open-space glauque, servant à stocker les consultants hors mission. Comme tous les intercos vous glandiez sur le net à la recherche d’un poste, ailleurs, en mettant à jour votre CV et en remuant votre réseau.

Cela avait commencé par un murmure, un bruit de fond sans fin. Et puis la chose s’était amplifiée et telle une trainée de poudre, elle avait gagné l’ensemble des étages. La rumeur se rependait partout, s’insinuait dans les moindres recoins, gagnait toutes les oreilles, emplissait tous les bureaux : « Un manager a réussi à ouvrir un compte. »

Rapidement, tout le monde avait quitté son poste pour rejoindre l’accueil où paradait le talentueux professionnel. Autour de lui, une cour de stagiaires RH admiratives piaillaient, prêtes à faire don de leur corps au grand homme. Ses collègues le félicitaient verbalement ou d’une franche bourrade dans le dos. Certains réclamaient la remise de la Légion d’Honneur ou à tout prendre le Mérite. A cet instant notre commercial savourait son heure. Il venait d’entrer dans la légende, on envisageait presque sa canonisation Saint-Manager-des-Ouvertures-de-Compte. Le grand patron, surpris, avait fait son entrée offrant au chevronné salarié une bouteille de champagne, les clés de sa grosse berline germanique et lui proposant sa fille, sa femme, même sa mère s’il le souhaitait. Et tout d’un coup Nicolas Sarkozy était arrivé, chevauchant nu une banane géante, en hurlant : « Tu …, tu … Qu’est-ce qui a fait ça ? … C’est toi qui as fait ça ?  Eh ben viens … , viens … , si tu crois que c’est en ouvrant des comptes que tu vas régler le problème des managers. »

Putain de rêve ! Vous auriez pu vous en douter quand même. Un manager qui ouvre un compte ; cela n’existe que dans l’inconscient illusoire de consultants surmenés. C’était un peu gros. Vous avez vraiment cru que le manager avait ouvert un compte. Votre douce naïveté est touchante.

Frottez vos yeux encore embourbés dans le sommeil et la vision d’un ouistiti à cheval sur une banane et reprenons la répartition des rôles. Vous avez un talent, une matière grise et besoin d’argent. Le manager a une grande gueule, de l’argent et besoin de matière grise. On recherche tous ce que l’on n’a pas. Vous êtes faits pour vous entendre.

Le manager doit prospecter, vendre sa boîte auprès du client afin d’avoir encore plus de consultants à enculer, embaucher et donc augmenter sa marge. Mais le manager n’a que sa grande gueule et son joli costume. Autant dire qu’il n’arrive pas à ouvrir de compte. Alors comme il est aussi manager, il impose ses propres objectifs à ses consultants. Le complexe du petit chef. Ainsi, en plus de votre emploi d’ingénieur, il vous incombera d’effectuer un travail de prospection chez le client pour le bonus de votre manager et dans l’espoir d’une augmentation méritée.

En quoi consiste l’ouverture de compte ? Au début de ce blog nous avions longtemps parlé du pipe qui relie les besoins des clients aux boîtes mails des managers. L’ouverture de compte c’est un travail de plombier : arriver à faire en sorte que le client branche son pipe sur la boîte mail du manager. Pour les Super Mario en herbe cela semble un jeu d’enfant. Sauf que chaque nouveau branchement multiplie d’autant les envois d’appels d’offre à des managers et donc, en retour, les propositions commerciales de SSII ou Cabinets de conseil.

Imaginons notre chère Madame Michu qui a besoin d’un Chef de Projet (votre rêve à tous). Vous pensez que Madame Michu dispose des 250 cartes de visites de managers qu’elle va contacter un à un ? Non. Madame Michu fait sa demande au service Achats, qui se charge d’adapter l’appel d’offre pour le poste de Chef de Projet rédigé par Madame Michu (Adapter veut dire, réduire le TJM et augmenter l’expérience nécessaire). Puis les Achats adressent, via le pipe, aux managers leur besoin. La suite a déjà été décrite (pour mémoire).

Le service Achats n’enverra son appel d’offre qu’aux sociétés référencées dans l’entreprise de Madame Michu. Côté SSII et cabinets de conseil, on parle des comptes ouverts pour évoquer les différents clients dont les Achats adressent les appels d’offre.

Cette technique évite à Madame Michu d’avoir à rencontrer 250 manageres/prestataires. Son choix sera limité aux personnes ayant reçu l’appel d’offre. Pourquoi restreindre la concurrence me direz-vous espèces de néo-libéraux fanatiques ? Pour réduire le TJM. Pour les Achats soit vous jouez le jeu du TJM bas, soit vous ne recevez plus les appels d’offre. Et c’est à cause des Achats et des TJM bas que votre si gentil manager ne peut vous augmenter.

Madame Michu recevra les dossiers de compétences de la dizaine de SSII et Cabinets de conseil référencés. Au pire une quinzaine mais pas plus. Les Achats veillant à limiter le nombre de dossier par SSII et cabinet de conseil. Madame Michu fera son choix, sur les quinze, en retiendra cinq qu’elle rencontrera en entretien. Grâce aux Achats, Madame Michu reste productive et ne perd pas bêtement son temps en qualifications.

Donc pour ouvrir un compte, il faut être en mission chez le client, donc avoir répondu à un appel d’offre, donc l’avoir reçu, donc être connecté au pipe, donc être référencé auprès des Achats, donc avoir déjà ouvert le compte. Vous avez tout compris, sur le principe du serpent qui se mord la queue. Difficile de vous demander d’ouvrir des comptes chez des clients où votre entreprise est déjà référencée. Modérons un peu notre propos. Certains clients subdivisent par division leurs services Achats et ne vous ouvrent pas tous les comptes mais juste quelques-uns, à charge pour les managers d’ouvrir les autres, à charge pour les consultants d’ouvrir les autres.

Voici d’ailleurs une intelligente question à poser en entretien d’embauche. « Vous me dites que vous êtes référencés sur toutes les grands comptes, mais pouvez-vous détailler ? » Être référencé pour faire des tests à longueur de journée n’est pas totalement pareil qu’un référencement pour des postes de Chef de projet. Là encore, le manager joue sur la jeunesse et l’inexpérience du Junior. Avec un consultant Confirmé ou Sénior cela pourrait donner ce genre de convers
– Nous sommes référencés chez tous les grands comptes de la place : X, Y, Z.
– Pouvez-vous me détailler votre référencement chez Y ?
– Ah ben là, c’est un peu compliqué, les Achats sont en train de revoir leur politique, nous n’avons plus qu’un consultant qui finit sa mission à la fin du mois.
– Ah ! Et chez Z, vous êtes référencés où ?
– Euh, chez Z nous avons l’exclusivité sur un centre de compétence Qualification, par contre chez X nous sommes dans la Golden List ! »

La Golden List ou short list, une invention des Achats. Les entreprises qui jouent le plus le jeu des Achats (TJM au plus bas) peuvent intégrer la liste des SSII et cabinets de conseil prioritaires. Ceux qui reçoivent avant tout le monde l’appel d’offre. Et donc disposent de plus de temps pour proposer des candidats. Notre Madame Michu n’a pas trouvé son bonheur dans la Golden List. Elle va donc demander aux Achats d’étendre à d’autres sociétés son appel d’offre. Ces sociétés bénéficieront de moins de temps pour trouver un consultant mais pourront jouer sur un TJM plus élevé en raison du besoin très pressant du client. A cet instant vous êtes en train de vous demander si nous décrivons les transferts de fonds vers des paradis fiscaux ou les mouvements boursiers sur les matières premières. Nan, nous parlons de toi, consultant. On t’achète, on te vend, on t’échange selon les meilleurs coûts, les plus grandes marges. Tu pensais n’être qu’un numéro, tu es en fait une valeur financière. Moins rentable, on te vire.

L’autre solution, c’est le portage. Le portage n’est ni une discipline de gymnastique, ni une approche maritime. Imaginez que vous soyez cette société branchée au pipe du client et que vous receviez un appel d’offre que vous ne pouvez pourvoir. Normalement un bon manager devrait réussir à pourvoir tous les besoins, à charge pour le consultant de se débrouiller ensuite. Mais là c’est impossible, il ne peut vraiment pas, même avec les plus gros mensonges. Ne pas répondre aux Achats peut provoquer un retrait de la Golden List. Le manager va proposer à une autre SSII ou Cabinet de conseil de présenter un consultant en faisant croire qu’il vient de sa boîte. Le consultant sera de la société AA, porté par la société BB. Légalement il faut quand même informer le client qui généralement s’en fout tant qu’il dispose de la ressource souhaitée.

Quel intérêt pour la société BB de vous porter chez le client ? La commission ! Sur votre TJM votre société AA prendra 85% et la société BB 15%. 15% qui tombent sur toute la durée de la mission, sans avoir à immobiliser un salarié. Jackpot !!! Et c’est dans ces cas-là que la pression est assez forte pour l’ouverture du compte. Si la société BB est ravie de percevoir ses 15% sur votre dos et celui de la société AA sans rien faire, votre société AA préférerait que ses 15% reviennent dans sa poche pour vous les redistribuer sous forme d’augmentation. Une blague s’est glissée dans la dernière phrase, saurez-vous la retrouver ? Plusieurs techniques s’offrent à vous pour répondre à la pression du manager pour l’ouverture de compte :

Le sain : C’est la réaction du chacun son job. Expliquez à votre manager qu’il vous a magnifiquement positionné sur une mission de porteur de café, assez éloignée du service Achats. Ajoutez que si tout le monde loue votre façon de servir le café, cela ne les motive pas pour vous fournir d’autres fonctions pour le moment ou à promouvoir l’entrée de votre entreprise au sein de la liste sacrée. Vous faites correctement votre travail, le client est content, que le manager fasse le sien.

Le séducteur : Puisque tout vient des Achats, pourquoi ne pas mettre en avant votre charme légendaire pour faire succomber une personne des Achats. Devenue accro à votre mythique sex appeal elle ne pourra qu’inscrire votre entreprise dans la Golden List des appels d’offre en échanges de moments torrides passés avec vous. Pour agréable que soit cette perspective, n’oubliez pas que les processus règnent partout et que malgré les compétences extra-professionnelles de votre taupe des Achats, il n’est pas dit qu’elle puisse ajouter le nom de votre entreprise sans avoir à faire valider par 47 personnes cette décision.

Le fourbe : L’open space a été construit pour lui. Un téléphone qui sonne et il tend l’oreille pour percevoir des bribes de conversation. Une personne qui passe et il interroge ses voisins sur le nom, la fonction, le but de cette arrivée soudaine. La centralisation des imprimantes lui permet de roder à la recherche du moindre bout de papier oublié annonçant un besoin du client. Il reste tard dans l’open space et n’hésite pas à se lancer dans l’exploration poussée du contenu des poubelles de manager. Il se fait toujours un devoir de tout savoir, non par intérêt pour le sujet mais en prévision de besoins à remonter à son manager. Attention à vos photocopies, il surveille tout.

Les dents longues : C’est le frère jumeau du fourbe. Mais au lieu de vivre tapis dans l’ombre des ramettes de papier et à l’abri des réceptacles à ordures, il fait cela en plein jour. Il faut un certain culot ou une bonne dose d’inconscience pour courser à longueur de journée les clients en attente de leurs besoins : « Et du CP, tu veux du CP ? Parce qu’on fait du CP, tu me demandes, j’ai un coup de fil à passer et on t’en livre treize à la douzaine. Ou du testeur, tu préfères du testeur ? Tout frais, tout beau, du testeur primeur. Allez, fais pas ta pute, prends moi au moins du développeur. C’est de l’indien premier choix, avec ça tu vas planer. » Tout passe et tout lasse, les dents se liment avec le temps, comme la patience des clients.

L’enc*lé : Il a le culot du consultant à longues dents et la fourberie du rat d’imprimante. A longueur de mission, il discréditera les consultants d’autres SSII ou cabinets de conseil auprès des clients. Son but ? Son intérêt ? Vendre sa boîte. Parfois l’enc*lé c’est aussi le manager de votre ancienne boîte que vous croisez car il vient rencontrer un client et qui vous taillera un costard en bonne et due forme car vous avez eu le culot de quitter sa magnifique SSII ou cabinet de conseil. Vous comprendrez qu’après vous avoir habillé pour l’hiver il proposera de vous remplacer par meilleur et moins cher.

Le hasard : C’est le consultant qui n’a rien demandé à personne qui fait juste son job et qui voit un jour tomber sur son paletot le client : « Il me faut des consultants, j’suis grave en manque, j’fais une descente d’ETP. Tu peux contacter ton manager ? Mais discret, hein. » Comment expliquer au client que vous ne connaissez pas votre manager car depuis votre arrivée en mission vous en êtes au cinquième. Alors tel un ballon d’essai, vous envoyez un mail à votre boîte. Attention au retour, vous allez voir la charogne des managers se vautrer sur le morceau de viande que vous lui tendez. Tous les managers vont rapidement vous contacter, voulant tous récupérer pour leur compte et donc leur marge, cette info.

Le talentueux : C’est vous tous. Des consultants de qualité dont le travail fait honneur à votre entreprise et baver de jalousie les internes. Le talentueux, c’est le consultant qui travaille vite et bien sans faire de bruit et dont le client se dit : « Ils doivent tous être pareils dans sa boîte. » Et oui, le client est un peu con. Le client pense que le prestataire est fabriqué à partir d’un moulage qui serait la propriété de votre SSII ou cabinet de conseil. Le client pense que si presta 01 travaille bien, presta 02 travaillera bien aussi parce que presta 01 et presta 02 viennent de la même boîte. Malin le client, nous vous avions prévenu.

Alors pourquoi, jouer de son sex appeal, de son talent, de la longueur de ses dents ou du hasard ? Pour la prime ! Dans le consulting l’augmentation est dérisoire. Si le consultant veut gagner plus, il doit travailler plus. En ouvrant un compte par exemple ou en cooptant ses petits amis. C’est la carotte qui guide le monde. Pour tout le mal que vous vous serez donné, votre entreprise vous allouera jusqu’à 500 euros. Et oui grâce à vous, votre entreprise a placé 20 consultants. Grâce à vous, c’est 20 TJM par jour qui tombe. Grâce à vous, c’est 20 fois 500 euros quotidiennement et l’on vous a octroyé gracieusement 500 euros. Cherchez l’erreur.

Si vous désirez jouer avec les nerfs d’un manager en entretien, après avoir demandé dans le détail son référencement, interrogez-le sur les comptes fermés ou perdus dans l’année. Pour le plaisir de voir un manager se liquéfier. Vous verrez, cela ira mieux demain.

Un groupe de consultants apercevant un besoin client

Prochain article : Z comme Zen & Zanzibar, 25 mai 2011

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2 commentaires pour O comme Ouverture de compte

  1. Le consultant heureux dit :

    Bientôt une bourse du consultant dans toutes les grandes places financières ?..

    • ploooooc dit :

      @Le consultant heureux. A la clôture, le TJM300 (indice des consultants en régie) a fini au-dessus du seuil psychologique des 8.000 Pts et sur un gain de +5%.

      Le pullback sous 8.037Pts peut s’interpréter comme un refus de déborder l’oblique unissant les sommets du 10 février et du 7er mars dernier mais cela dépend de la façon dont on trace cette résistance: en prenant les extrêmes intraday ou les ‘fixing’ de clôture (dans ce cas, le TJM300 reste au-dessus et c’est toujours haussier).

      La rechute sous les 8.025 survient en même temps que le Fow Fones (indice des consultants au forfait) ricoche sous les 12.385/12.390… à l’issue d’une reprise tout aussi échevelée et sans volumes depuis une demi-douzaine de séances.
      Tout le débat consiste maintenant à déterminer si la déconnection des indices avec le caractère très incertain des augmentation en SSII et Cabinet de conseil peut perdurer par la seule grâce des managers et des liquidités de la FED.

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